dimanche 6 novembre 2022

 

Violence, La défiguration[1]


Pratiques iconoclastes

 

 

Hélène Cohen Solal 

 

 

On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire.

Il a montré que l'habitude était l'inertie du devenir psychique. De notre point de vue très particulier, l'habitude est l'exacte antithèse de l'imagination créatrice. L'image habituelle arrête les forces imaginantes.[2]

Bachelard

 

Bachelard place les forces imaginantes du côté de la prodigalité d’images aberrantes . Un peintre « donne forme à des images »,  il ne restitue pas une forme perçue, communément perçue.  Il n’y a pas adéquation entre la représentation picturale et la figuration quand, ce qui en serait  le parangon - l’image photographique – est la référence. Cela paraît alambiqué, mais la représentation est une construction historique qui dans l’histoire de l’art a eu des phases très orientées par le symbolique.

Picasso inaugure une phase d’attaque des images conventionnelles occidentales par l’introduction de figures formées à partir de la tradition africaine, se fut comme un acte « terroriste de violence fait à l’ordre traditionnel de la représentation[3] ». C’était proprement une « défiguration », réalisée non point tant pour imaginer que pour penser. Ainsi l’art invente des formes et des mises en forme qui mettent à mal la banalisation de l’image, pour qu’elle continue à interpeller. Depuis Picasso, les figures ont été passées à la moulinette : déchirées, lacérées, encroutées, d’autres procédés avec d’autres desseins mais toujours pour donner à lire avec une intention critique. Nous allons explorer « La figure [es]t vitriolée par la peinture même »[4], pour témoigner de la violence[5] autrement qu’avec des mots, mais aussi parce que la peinture apporte à la pensée.

Un dispositif

Écrire chacun une définition de violenter, ou faire violence (5 mn), pour de personnes, des choses des lieux….

En relation avec ses définitions essayez de trouver cinq verbes d’action qui métaphoriseraient les « effets de violence » et qui pourraient être une opération plastique sur une « image » (5 mn)

Partager cet inventaire de mots avec quatre autres personnes et regroupez- les selon des critères communs qui puissent exprimer l’opération de façon plus générale  (15 mn)

Établir un classement de l’inventaire

 

Énoncés

 Opérations

baillonner….

dégrader effacer, gommer, râper

humilier….

maculer, tacher, voiler, ensevelir, polluer, salir

 anéantir….

 

ensevelir, salir, saccager, polluer

torturer….

trouer, lacérer, dégrader, piqueter, effilocher, piller, violer, torturer, scarifier….

occulter, coudre, agrafer

 

Choisir

Devant un étal de reproductions couleurs de portraits et de paysages (voir l’annexe 1) choisir une reproduction .En préalable nous déclarons que : « malgré la violence se maintiennent des fragments intacts et non dégradés » et nous demandons de réaliser sur la reproduction des espaces de réserve au scotch transparent. Demander de constituer « des réserves », c’est prendre en compte que le travail, effectué rapidement, en démobilisant des freins à l’exploration plastique pourrait déboucher sur un travail de saccage et de mutilation « quasi définitive » de l’image initiale, ce qui est tout à fait une démarche plasticienne dont dans le travail final de l’atelier chacun pourra s’emparer, en défigurant ces réserves mêmes.

Faites violence, attenter, saccager

Vous allez « attenter » à l’image, pour témoigner, pour concerner, interpeler, faites le de façon méditée

Trois ou quatre tables de matériaux sélectionnés, on rejoint une table en fonction de ses envies

1 » Traitez votre image en choisissant parmi les matériaux présents : cirages colorés, papiers calque, sopalin, colle, scotch transparents colorés ou pas, rhodoïd translucide, bâche fine de travail maculée , vernis…sur votre reproduction reproduction . (15 mn),  et gouache rouge

2 Traitez votre image en choisissant parmi les matériaux présents : gouaches opaques (brun, blanc, bleu), typex, scotch opaque, pastel gras (brun, blanc, bleu, sépia)

3 «Traitez votre image en choisissant parmi les outils présents, cutter, ciseaux, perforeuse, agrafeuse, fil (de couture ou fil métallique) et aiguilles,

Circulation parmi le travail des autres

Puis, installez les travaux de trois quatre personnes ensemble  et à l’aide de « fenêtres »


[6]
sélectionnez un (et un seul) fragment du travail qui vous intéresse particulièrement mais qui fait énigme en tant que procédé, l’auteur explicite sa technique, qu’elle soit accidentelle ou méditée, passez ensuite à un autre auteur. (20 mn)

Travail final

Circulation parmi le travail des peintres

Parmi les reproductions couleurs d’œuvres vous vous saisissez d’un travail qui fait écho à la problématique plastique que vous voudriez mettre en œuvre (iconograp
hie d’œuvres « tragiques » notamment contemporaines). Quelqu’un qui serait votre pair, installer votre travail en dyptique.

Vous composez avec les différentes techniques en partant d’un nœud dans votre travail initial, soit prélevé soit réinterprété

Discussion préparée par groupe de quatre

Vous recherchez le moment le plus handicapant. Le moment le plus facilitant. Le moment le plus jubilatoire.

Est ce un paradoxe que la « violence »  puisse être l’occasion de travaux perçu comme esthétiques ? Que le travail est pu être jubilatoire ? Qu’est ce que cela apporte à notre réflexion sur la violence ?

 Une perspective d’appropriation de l’atelier, autre version, prolongement, contexte…

Une question à l’animateur 20 mn

Discussion

30 mn

 

Matériel plastique :

Cirages colorés, bleu, brun, noir, bordeaux, vernis, pigments, encre (jaune, ocre, sépia)

Calques, scotch, bâches, rhodoïd translucide, bâche fine de travail maculée (issue de la protection des tables des précédents ateliers),

Papiers calque, sopalin, colle, scotch transparents colorés ou pas,

Autres images de petits formats (notamment négatif photo), cartes et papiers jaunis, 

Gouaches opaques (brun, blanc, bleu), typex,

Outils :

Cutter, ciseaux, perforeuse, agrafeuse, fil (de couture ou fil métallique) et aiguilles, brosses et spatules, cartes téléphoniques usagées pour étaler ou  couteaux de peintre, palettes.

Un demi raisin  papier blanc  par participant

Matériel iconographique

Reproduction en couleur issues de revue ou d’ouvrage (si possible 21 x 29 cm minimum 10 x 15 cm, compter un peu plus de reproductions que de participants ) de facture « classique ». Nous avions dépecé un catalogue de l’œuvre de Théodore Chassériau[7], et disposions d’une collection de  portraits de facture classique (Titien, Manet) essentiellement, mais prévoir aussi des reproductions de paysages ou de bâtiments que la violence atteint aussi.. Des œuvres photographiques peuvent tout à fait figurer dans la collection .

Références iconographiques/tragique

Abramovitch, Boltanski, Kiefer, Twombly, Tapies, Fontana, Fleicher, Baselitz, Fautrier, Rebeyrolle, Dubuffet, Picasso…. etc.

 

Bibliographie sommaire

Patrick Nardin, Effacer, défaire, dérégler, L’Harmattan,  L’Harmattan

Georges Didi Hubermann, Montage des ruines, simulacre n°5, Ruines

Victoria Lacombe, la maladresse dans l’art contemporain,

François Noudelman, Images et absence, L’Harmattan

Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur, Champ vallon, PUF


 



[1] D’après l’atelier la défiguration inventé avec Sylvie Nau au stage de Nantes portant sur la mémoire.

[2] Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, (1943), 1990, introduction p.7.

[3] Picasso, cité par Marcellin Pleynet,” Les modernes et la tradition, Galilée.

[4] « Une histoire parallèle 1960 1990 », figuration défiguration, Petit journal, Musée National d ‘Art Moderne, Paris, 1993.

[5] Atelier remodelé dans une semaine d’ateliers et d’exposition pour témoigner des violences faites aux femmes.

[6] Dans des papiers 21 x 29,7, nous avons découpé un espace, ce vide crée un effet de fenêtre, il isole un détail et occulte l’alentour.

[7] Théodore Chassériau, 1819 (Santa Bárbara de Samaná, rep. dominicaine) 1856 (Paris), peintre français de facture romantique, orientaliste, néo classique

 

Le pinceau à Robinson

 

Hélène Cohen Solal

 

« L'hominisation est l'ensemble des processus évolutifs par lesquels les Hommes ont acquis les caractères qui les distinguent des autres primates ».

Teilhard de Chardin

 

«  C’est pareil à chaque fois,on nous demande de fabriquer un objet

et on se retrouve à fabriquer une sculpture »

Françoise Laplace

 

Après avoir été des conquêtes technologiques puis des vecteurs de la consommation de masse (consommation inégalitaire) les objets ont été perçus comme libérateurs. Dans le contexte actuel les objets deviennent envahissants et leur production et profusion écologiquement néfastes, surtout on peut considérer qu'ils font entrave à l'intelligence et à la créativité...

À travers un atelier , nous proposons d'explorer, de découvrir, un autre rapport aux objets. Ateliers dont l'expérience sur nos terrains témoigne qu'ils soutiennent les adultes et les enfants dans un remodelage de leur place dans la communauté des hommes, dans leur façon de la penser.

L'atelier appuie une écriture sur une fabrique d'objets à partir de matériaux de récupération, plutôt « naturels », voire de rebus, le mot fabrique n'est pas innocent, il énonce le travail de l'acte à la pensée, le travail de l'intelligence et de l'invention dans les objets que nous ne connaissons plus que prêts à l'emploi, prêts à être consommés, jetés...

Dans cette fabrique d’objet se joue l'appropriation créative et technique et la dérision. C'est aussi une façon de réfléchir sur la prolifération d'objets parcellaires, la quête insensée de simulacres d'opulence pour renouer avec une "industrie", un art d'extraire, pour plus d'émancipation de tout homme dans la société.

L’atelier finit par la création de « vitrines », la vitrine c’est et le cabinet de curiosité d’autrefois la vitrine des musées de sciences et techniques et une forme contemporaine d’installation artistique.

Le cabinet de curiosité avait été (en Europe, à partir de la Renaissance) l’espace où cheminaient indistinctement la science, l’art et l’artisanat d’art avec des objets relevant de l’artificialia, le naturalia, l’exotica et le scientifica.  Il s’y côtoyait des objets relevant de la science en construction et des croyances, à égalité de statut dans leur volonté d’expliquer le monde. Les surréalistes ont décliné un travail autour d’objets, naturels, sauvages, scientifiques, industriel ... en les interprétant, les perturbant, les incorporant, les composant, à égalité de statut : comme questionnant le monde.  Dans les collections permanentes du centre Pompidou figure la vitrine d’André Breton, assez proche d’un de ces cabinets de curiosité, ces objets étaient autrefois « actifs », porteurs de douleur, de guérison et d'espoir, de vie et de mort, ils coexistent avec des créations surréalistes, histoire et créations se répondant.

 

Le dispositif

Écrivez

chacun une définition à « outil ». Chacun lit sa définition et je prends des notes au tableau….

Être un naufragé

Vous êtes peintre, et/ou calligraphe, échoué dans une île déserte, vous allez partir chercher des matériaux pour re créer un outil de votre art.

Partir en récolte de matériaux,  pour soi et pour autrui, Récoltez ce qui vous paraît faire outil, promesse d’outil, fragment d’outil, récoltez trop (en double) pour pouvoir partager. 10mn

Vous étalez vos récoltes à votre place, celles que vous mettez en partage sont disposées sur une autre table.

 

Premier échouage

 Chic une malle s'échoue avec des outils (pinces, coupantes, vrilles, scie, marteau…) et on retrouve des rebuts de l’épave : bouts de ficelles, de galons et de tissu, des morceaux de chambre à air…

Des pages d'un livre de Leroy Gourhan ( planches outils et textes)
On réalise son outil, il doit pouvoir tracer
 puis un autre 15 mn

Exposez vos outils

Circulez et copier l'outil de quelqu'un d'autre avec les matériaux restant, en augmentant la technicité ou la beauté de l'outil

10 mn

Deuxième échouage

Chic des vieux papiers se sont échoués, un assortiment de cinq : calque, pages de vieux livres, papier blancs, soie, papier gris et vous avez extrait d’une seiche son encre(de l'encre pourrait être réalisée avec jus de betterave, café etc...)

Avec votre (vos) outil(s) et de l’encre faites des écritures plastiques, des calligraphies, des signes, des rébus….

 

Anthropologies

Bien des années plus tard ces objets sont retrouvés…

On rassemble les outils, qu'on nomme "objets de fouille", comme dans toute fouille, les objets ne sont pas immédiatement identifiés, ils sont exposés avec un papier à côté visant à récolter les spéculations ethnologiques, anthropologiques, poétiques…. des chercheurs qui s’y confrontent.

Vous êtes ces chercheurs amateurs, vous avez différentes spécialités, historien de l’art, anthropologue, ethnologues, mathématicien… écrivez, formules, périphrases tentez de définir l'usage, réél, symbolique, fictionnel, de chaque objet  produit dans l'atelier par une écriture rapide, ludique et décomplexée.

ex  macabres pendeloques d’une grande fibule ethnique, trouvées dans la tombe présumée d'une femme nommée JC (crâne aux dents cariées, ossature arthritique), datation 40 000 ans



Vitrines

Vous êtes désormais  un artiste qui devez exposer au palais de Tokyo dans une exposition "anthropologies imaginaires" vous avez une heure pour réaliser une vitrine, matérialisée par une feuille 50 x 65 noire,  vous disposez de feuilles A4 blanches et grises, de bristol
Vous rédigez à partir des suggestions des autres un texte de présentation des objets/outils
et vous présentez

-Les objets/outils

-Les scriptures

- des schémas et/ou descriptions

- Le texte « anthropologique » argumenté, vous servir des pages de Leroi Gouhran

- Leur numéro d’inventaire…

ou tout autre document nécessaire

 

Discussion

Art et hominisation

Outil et art

Art et artisanat

La vitrine dans l’art contemporain

 

Citation

"Autre chose, qui me parait essentielle, que j'aimerais dire. Vous savez que ce qui me porte ou me pousse, m'oblige à écrire, c'est l'émotion que procure le mutisme des choses qui nous entourent. Peut-être s'agit-il d'une sorte de pitié, de sollicitude, enfin j'ai le sentiment d'instances muettes de la part des choses, qui solliciteraient de nous qu'enfin l'on s'occupe d'elles et les parle..."

 

Francis Ponge in "Méthodes" Idées NRF, Gallimard

 


 

Références

Chemin de la connaissance, France Culture, L’art et l’anthropologie (2)

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission, du 19 juin 2007, Les chemins de la connaissance par Jacques Munier, « L’art et l’anthropologie (2) : Le système des objets avec Pierre Lemonnier »

« Jacques Munier : C’est sans doute dans l’attention portée aux objets ou aux œuvres de ce qu’on appelle aujourd’hui, avec des guillemets, « les arts premiers » que peut se produire la rencontre féconde entre l’histoire de l’art et l’anthropologie. Avant d’envisager le croisement des méthodes ou la mise en contact des histoires et des imaginaires respectifs de chacun de ces champs. La question initiale revient à la définition de ces objets, de ce que Philippe Descola appelle leurs propriétés ontologiques. Or, Pierre Lemonnier, celles-ci résident dans le système indissociable de leurs qualités mythiques, rituelles et techniques.

Pierre Lemonnier : Oui, alors ça, c’est un résultat de la recherche contemporaine. Un résultat de la recherche contemporaine qui en fait remonte à des gens comme Marcel Mauss, Pierre Francastel et André Leroi-Gourhan. Pour eux, il n’y avait pas de césure entre art et technique, entre esthétique et technique. Il était bien entendu qu’il s’agissait de comprendre comment l’art et ou les techniques devaient être pensés comme des productions sociales dans des systèmes culturels, d’essayer de repérer quelles étaient leurs relations avec d’autres aspects sociaux et de cultures et de repérer leurs relations entre-elles. Ce qui est nouveau, et c’est la force du colloque du Quai Branly, c’est de rapprocher à la fois des historiens de l’art, des sociologues de l’art, des philosophes de l’art, des gens qui font ce qu’on appelle des material cultural studies , c’est-à-dire qui s’intéressent à la signification des objets et à la sociologie de la consommation des objets, y compris des objets ordinaires, avec une vieille tradition française qui remonte à Mauss, via Leroi-Gourhan, via les élèves de Leroi-Gourhan, via ma génération, et que l’on appelle la technologie culturelle, c’est-à-dire l’intérêt pour les systèmes techniques ordinaires et ce qu’ils sont à dire sur la société. »

« Leroi-Gourhan précise : « L’analyse jusqu’au point présent a délibérément négligé ce qui fait le tissu de relations entre l’individu et le groupe, c’est à dire tout ce qui se réfère au comportement esthétique »

Voici la difficulté : « Il semble que la conquête de l’outil et celle du langage ne représentent qu’une partie de l’évolution de l’homme et que ce qui est entendu ici par esthétique ait tenu dans notre ascension une place aussi importante, mais, alors que la paléontologie nous fournit une restitution assez détaillée des états du cerveau et de la main, alors que les silex taillés assurent une bonne vision de l’évolution technique, on ne voit pas, à première vue comment dégager ce qui ne s’est imprimé ni dans le squelette ni dans les outils, nj, - pourrait-on ajouter- ,dans le langage usuel ( usagé ).

Il faut s’entendre, en effet , sur le sens donné ici au mot « esthétique » :

Il ne s’agit pas de rechercher dans la nature et dans l’art,- à partir des choses ou des objets produits-  ce que la philosophie appelle le beau, mais bien de comprendre « le va et vient dialectique entre la nature et l’art, qui, marquant les deux pôles du zoologique et du social », paraît bien constituer l’essence de l’humain qui s’instaure avec la production d’un monde.

Que nous révèle le comportement esthétique de l’homme concernant le sens du procès de l’hominisation, par lequel les êtres deviennent humains en produisant les conditions de leur existence sociale ?

A la fin du compte, au terme de l’analyse, le comportement esthétique, qui se situe au cœur de ce « va et vient dialectique entre la nature et l’art » doit permettre de comprendre le caractère spécifique de l’humain.

Sans doute y a-t-il un lien essentiel entre le processus de l’hominisation et le comportement esthétique, qui doit éclairer à la fois la genèse de l’homme et celle de l’art. « 

La totalité de cette série est transcrite et est disponible sur le sitehttp://www.fabriquedesens.net/Chemin-de-la-connaissance


 

 

D comme


La défiguration

 

Hélène Cohen Solal 

& Sylvie Nau

 

 

 

 

 

 

On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire.

Il a montré que l'habitude était l'inertie du devenir psychique. De notre point de vue très particulier, l'habitude est l'exacte antithèse de l'imagination créatrice. L'image habituelle arrête les forces imaginantes.[1]

Bachelard


 Bachelard place les « forces imaginantes » du côté de la prodigalité d’images aberrantes, « donner forme à des images », du point de vue du peintre, ce n’est ni former ni déformer, il n’y a pas d’aberration. Pour le public d’aujourd’hui, accoutumé à l’image photographique comme parangon de la figuration, une « représentation picturale » peut sembler une « défiguration ». Cela paraît alambiqué, mais la représentation est une construction historique qui dans l’histoire de l’art a eu des phases orientées par le symbolique, où par exemple, la taille d’un personnage important était plus importante que celle d’un individu mineur, sans référence au réél.

Et quand Picasso à introduit des figures formées à partir de la tradition africaine se fut comme un acte « terroriste de violence fait à l’ordre traditionnel de la représentation[2] », c’était proprement une « défiguration ».  Ainsi l’art invente des formes et des mises en forme qui mettent à mal la banalisation de l’image, pour qu’elle continue à interpeller. Depuis Picasso, les figures ont été passées à la moulinette déchirées, lacérées, encroutées, « La figure est vitriolée par la peinture même »[3], d’autres procédés pour d’autres mobiles mais toujours pour donner à lire avec une intention critique. 


Contexte de l’invention de l’atelier

L’atelier s’est élaboré pendant une soirée de stage, c’est un atelier à la croisée de nos deux pratiques artistiques. Les consignes sont, soit celles qu’on peut traduire de notre pratique, en quelque manière extrapolées, exagérées, minorées, déplacées…, soit celles possibles que l’on a écartées, celles qui auraient pu ... Un atelier c’est de notre point de vue une métaphore de la pratique de création, de la notre autant que de celles d’artistes reconnus. Le dispositif de consignes essaie de restituer ce qui se pratique sur le temps de création de nos tableaux, temps qui est plus long, plus médité, temps d’abandon aussi ou on s’écarte de « la passion » du travail, donc d’autres figures de rhétorique conviendraient à qualifier l’atelier puisqu’aussi bien on caricature, on contracte, on déploie, on image…

Un dispositif

Écrire chacun une définition de « souvenir » comme verbe ou comme nom (5 mn)

Écoutez les définitions sans commentaire, en prenant ou non des notes pour compléter, sachant qu’on réécrira une nouvelle définition en fin d’atelier (5 mn)

En relation avec ses définitions essayez de trouver cinq verbes d’action qui métaphoriseraient les « effets du temps » et qui pourraient être une opération plastique sur une « image » (5 mn)

Partager cet inventaire de mots avec quatre autres personnes et regroupez- les selon des critères communs qui puissent exprimer l’opération de façon plus générale  (15 mn)

Un exemple de tableau à critère

 

Nomination

Perte

Dégradation

Conservation

Sélection

Chevauchement

Verbes d’action

Trouer

Lacérer

Dégrader

Piqueter

Effilocher

Piller

Occulter

Jaunir

Rouiller

Effacer

Laver

Maculer

Tacher

Voiler

 

Préserver

Ranger

Classer

Trier

Cadrer

Élire

Protéger

Centrer

Plastifier

Cadrer

Vernir

Empiler

Recouvrir

Transformer

Accumuler

Superposer

 

Nous avons choisi quatre énoncés déclaratifs  à partir de nos propres représentations de la mémoire que nous avons donnés comme consigne (C’est ce qu’on nommera le « flou » de la consigne et qui fera débat en fin d’atelier). Nous avons anticipé les opérations plastiques que chacun pourrait associer et choisis un matériel

 

Énoncés

 Opérations

Matériaux

 Le souvenir colore, Le temps décolore »

jaunir, rouiller, effacer, laver, gommer, râper

Encre (sépia, ocre, ocre rouge, bleue, jaune)

Eau de javel

 La mémoire voile le souvenir 

maculer, tacher, voiler, recouvrir

cirages colorés, papiers calque, sopalin, colle, scotch transparents colorés ou pas, rhodoïd translucide, bâche fine de travail maculée (issue de la protection des tables des précédents ateliers), vernis…

 La mémoire efface, entache, recouvre 

 La mémoire superpose et le souvenir est confus 

empiler, recouvrir, transformer, accumuler, superposer

gouaches opaques (brun, blanc, bleu), typex, scotch opaque, pastel gras (brun, blanc, bleu, sépia)

 

La mémoire troue, le temps est corrosif,

le souvenir suture 

trouer, lacérer, dégrader, piqueter, effilocher, piller

occulter, coudre, agrafer

cutter, ciseaux, perforeuse, agrafeuse, fil (de couture ou fil métallique), aiguilles…

 

 

Devant un étal de reproductions couleurs de portraits et de paysages (voir l’annexe 1) choisir cinq reproductions de cinq tableaux qui pourraient être un héritage personnel, exemple « votre arrière oncle qui était curé… ». Parmi ces cinq réservez-en une pour le travail final que vous remettez à la personne qui anime, les quatre autres vous servant à faire des essais, des « gammes » plastiques. (5 mn)

En préalable nous déclarons que : «  Dans le souvenir subsiste des espaces de netteté, des fragments intacts et non dégradés » et nous demandons de réaliser sur chacune des reproductions des espaces de réserve au scotch transparent (15 mn). Demander de constituer « des réserves », c’est prendre en compte que le travail, effectué rapidement, en démobilisant des freins à l’exploration plastique pourrait déboucher sur un travail de saccage et de mutilation « quasi définitive » de l’image initiale, ce qui est tout à fait une démarche plasticienne dont dans le travail final de l’atelier chacun pourra s’emparer, en défigurant ces réserves mêmes.

1 « La mémoire voile le souvenir »

 Traitez votre image en choisissant parmi les matériaux présents : cirages colorés, papiers calque, sopalin, colle, scotch transparents colorés ou pas, rhodoïd translucide, bâche fine de travail maculée (issue de la protection des tables des précédents ateliers), vernis…sur une première reproduction . (15 mn), encre

2 « La mémoire efface, entache, recouvre »

 Traitez votre image en choisissant parmi les matériaux présents : gouaches opaques (brun, blanc, bleu), typex, scotch opaque, pastel gras (brun, blanc, bleu, sépia)

3 « La mémoire troue, le temps est corrosif, le souvenir suture » (15 mn)

Traitez votre image en choisissant parmi les outils présents, cutter, ciseaux, perforeuse, agrafeuse, fil (de couture ou fil métallique) et aiguilles,

4 « La mémoire superpose et le souvenir est confus »

 Traitez votre image en choisissant parmi les matériaux présents : autres images de petits formats (notamment négatif photo), cartes et papiers jaunis, et toujours cirage, calques, scotch, bâches…  (15 mn)

5  Circulation parmi le travail des autres,

Installez les travaux de quatre personnes ensemble en les sériant par auteur, et à l’aide de « fenêtres »[4] sélectionnez un (et un seul) fragment du travail qui vous intéresse particulièrement mais qui fait énigme en tant que procédé, l’auteur explicite sa technique, qu’elle soit accidentelle ou méditée, passez ensuite à un autre auteur. (20 mn)

6 « La mémoire accumule, les images font résurgences »,

(20 mn), travail final ou vous composez avec les différentes techniques

7 Affichage de toutes les productions

Soit en « installation » personnelle, soit l’image finale au mur et les gammes sur une table en dessous. (Prévoir deux feuilles 50 x 65 cm, blanches)

8 Moment de réflexion personnel, comportant :

- L’écriture d’une deuxième définition sur le souvenir.

- Comment les opérations plastiques ont enrichis la réflexion sur le souvenir et la mémoire

- La consigne « floue »

Discussion sur ces points : (20 mn).


 


Mémoire et arts plastiques, problématisation de la prise de note issue de la discussion

La première version de l’atelier (« courte ») n’a pas permis la réécriture de la définition initiale demandée aux participant.e. s ce qui ne permet pas d’évaluer l’enrichissement de la définition du souvenir produit par le travail de production plastique.

Pourtant la première remarque, dans le débat, concerne cet aspect paradoxal, que c’est dans le « faire » en tant qu’action « non rationalisante » que s’enrichit la notion de souvenir ou de mémoire.

Questions

La dimension « tragique » proposée dans l’atelier :

Piste de retravail, deux ateliers en parallèle et une rencontre finale, le même travail serait effectué par l’autre groupe en se basant sur une iconographie orientées sur le jeu, l’enfance, les loisirs (exemple : 1936,  les congés payés…)

La palette de couleur sélectionnée pour l’atelier et orientant vers cette dimension tragique

L’atelier proposé est construit autour de nos deux pratiques personnelles en proposant les mêmes outils de travail que ceux dont nous usons. Il existe des peintres qui travaillent avec une palette plus large et plus « joyeuse ». L’avantage est que dans cette pratique d’atelier avec des matériaux très éclectiques et déjà très peu conventionnels on obtient un travail qui « tient ». Je suis, pour ma part, une piètre coloriste, l’atelier évacue donc volontairement la question de la couleur, ses harmonies et par contre coup ses usages plus « hérétiques ». Dans le travail de la couleur, l’atelier propose celui sur les glacis (transparence) avec le cirage ; les lavis (dilution) avec les encres… Tous les outils, toutes les techniques, c’est toujours un risque pris par rapport aux normes inconscientes du « beau » qui traverse toute évaluation (dévaluation) du travail. L’atelier vise à ce que chacun puisse se construire une fierté du travail qu’il a produit, sans laquelle il ne peut accepter de renverser les codes, de transgresser les pratiques et de produire un travail créateur, allant vers l’inédit. L’animateur/créateur, met ainsi en partage ses processus, ce qui est un acte « démocratique » mais autant cela éclaire sur la question des « partis pris plastiques » qui sont une entrée aussi pertinente que celle des « intentions plastiques » qui sont certes sous jacentes mais n’agissent pas en tant que « projet maître ».

Il n’y a pas un projet intentionnel d’où découlent choix de pratiques et de matériaux, mais une sphère où chaque élément (intention, moyens, support…[5]) inter agit, oriente, corrompt ou déploie le travail, sans ordre pré établi.

La mémoire absolue rend fou, l’oubli organise la mémoire, oubli et refoulement

De la mémoire viennent des injonctions qui n’ont plus de raison d’être dans l’actuel, on pourrait théoriser rapidement que l’oubli c’est ce qui organise le tri de ce qui dans la mémoire est obsolète, réorganisé suffisamment pour ne pas être handicapant –le contraire du refoulement-, ce qui peut demeurer, subsister comme trace, image seulement, ou de façon plus élaborée et en quelque sorte élucidé, quelquefois ce sont des souvenir fossilisés, pétris d’affects (malveillants ou bienveillants), pour certains massifs, encombrants… obstacle ou limon.

Le travail plastique entraine, avec une maîtrise relative, une déprise… qui est aussi une méprise, comme la mémoire, la main est traitre.

La consigne floue, problématisation de la prise de note issue de la discussion

« La consigne floue » c’est ce que nous avons inventé au secteur Art plastiques pour créer un espace d’interprétation, de recherche, ouvert sollicitant l’imaginaire divergent des participants, dans le « faire » sans s’arrêter pour questionner son sens et son bon sens,  sans mobiliser normes et sur normes qui fabriquent de l’empêchement.

Flou et multiple

Les consignes sont volontairement dans un certain flou, souvent métaphorique parce qu’elles visent à un travail divergent, à produire de l’interprétation Il est préférable souvent de décliner une consigne, comme dans un atelier d’invention de signes où il est proposé de tracer des signes sur des petits papiers, à l’encre, des signes, d’autres signes, des signes inventés, des signes incompréhensibles, des signes secrets, des signes à soi… plutôt que de répéter ou d’expliquer « inventer des signes ».

Démobiliser la sur norme

Chacun dans un atelier se fait le plus souvent une image trop forte (normée) de la consigne plutôt que pas d’image du tout…

Il faut permettre à chaque participant de cheminer avec ses propres interprétations et non avec les nôtres, de se saisir de ses propres matériaux dans un panel de matériaux proposés (qui n’est jamais « tout » le matériel). Rappelons que l’atelier du GFEN est un atelier « colporteur », nous apportons un matériel qui essaie de répondre à la double exigence de faire liberté et de faire contrainte, pour organiser la liberté, nous apportons un matériel peu conventionnel, c’est à dire qui ne génère pas une norme (sur norme) de travail, ni une exigence de maitrise technique comme par exemple avec  le cirage nous obtenons  immédiatement « un glacis » [6], il contraint par ailleurs à l’invention puisque n’existe pas de manuel artistique développant le bon usage du cirage.

Devoir de mémoire, tragédie, joie

Histoire sociale, histoire personnelle, histoire collective.

«J’écris simplement pour faire de la politique[7] », comme peintre je dirais « je peins simplement pour faire de la politique et penser », et l’atelier s’en fait le reflet, mêlant ces trois instances, le social, le personnel et le collectif en refusant qu’elles s’excluent. La peinture même comme pratique très personnelle peut témoigner de la mémoire (tragique ou joyeuse) sociale et collective, elle est « témoin », au même titre que les sciences sociales,  témoin engagé  et « roseau pensant ». n


Matériel plastique :

Cirages colorés, bleu, brun, noir, bordeaux, vernis, pigments, encre (jaune, ocre, sépia)

Calques, scotch, bâches, rhodoïd translucide, bâche fine de travail maculée (issue de la protection des tables des précédents ateliers),

Papiers calque, sopalin, colle, scotch transparents colorés ou pas,

Autres images de petits formats (notamment négatif photo), cartes et papiers jaunis, 

Gouaches opaques (brun, blanc, bleu), typex,

Outils : Cutter, ciseaux, perforeuse, agrafeuse, fil (de couture ou fil métallique) et aiguilles, brosses et spatules, cartes téléphoniques usagées pour étaler ou  couteaux de peintre, palettes.

Deux feuilles papier blanc 50 x 65 cm par participant

Matériel iconographique

Reproduction en couleur issues de revue ou d’ouvrage (si possible 21 x 29 cm minimum 10 x 15 cm, compter un peu plus de reproductions que de participants soit 7 x nombre de participant) de facture « classique ». Nous avions dépecé un catalogue de l’œuvre de Théodore Chasseriau[8], et disposions d’une collection de  portraits (Titien, Manet, Corot, Valadon…) essentiellement, mais prévoir aussi quelques reproduction de paysages. Des œuvres photographiques peuvent tout à fait figurer dans la collection en privilégiant des œuvres peu connues, une photographie de Doisneau, très populaire, peu avoir des effets de « sacralité » trop importants empêchant le travail de « saccage »



[1] Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943, 1990, introduction p.7.

[2] Picasso, cité par Marcellin Pleynet,” Les modernes et la tradition, Galilée.

[3] « Une histoire parallèle 1960 1990 », figuration défiguration, Petit journal, Musée National d ‘Art Moderne, Paris, 1993.

[4] Dans des papiers 21 x 29,7, nous avons découpé un espace, ce vide crée un effet de fenêtre, il isole un détail et occulte l’alentour.

[5] En bibliographie, Michael Baxandall, Formes de l'intention, Sur L'explication historique des tableaux, édition Jacqueline Chambon 1991, Maxime Chanson, 600 démarches d’artistes, édition Jannink Eds, 2011.

[6] Le glacis est une technique de la peinture à l'huile consistant à poser, sur une couche déjà sèche, une fine couche colorée transparente et lisse.

[7]  Leonardo Sciascia, Portrait sur mesure, Nous, 2021

[8] Théodore Chassériau, 1819 (Santa Bárbara de Samaná, rep. dominicaine) 1856 (Paris), peintre français de facture romantique, orientaliste, néo classique

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